Wisteria Falls, XXIe siècle.

Le Soleil se levait à peine, ses rayons dorés embrasaient l'horizon. La salle était pratiquement vide, baignée par un éclairage sanguin typique des aurores printanières. Quelques clients se terraient dans le fond, là où la lumière ne pouvait les atteindre. Des Vampires, leur tasse de sang chaud fumait encore. Pas un mot ne sortait de leurs bouches, le seul son audible était le tintement des verres que nettoyait le barman derrière son comptoir. Puis, la porte s'ouvrit. Ici, pas de clochette au dessus de l'entrée, mais une gravure en latin : « Taverne des Peuples ». Le client ôta sa veste couverte de rosée, il amenait avec lui la douce odeur des fleurs à peine écloses au balcons des appartements du dessus. Il s'installa au bar ; un habitué qui avait sa place attitrée et un café déjà tout prêt devant lui. Cet homme respirait la Magie. Un Sorcier. Les êtres nocturnes jusqu'alors discrets s'étaient retournés pour l'observer dès son entrée. Il est vrai que la tension était palpable, à se demander qui sauterai le premier sur l'autre. Mais ils n'en feront rien ; ces élans de haine étaient interdits en ce lieu. Alors bien que l'odeur du sang s'était imprégné dans les tables en bois, que ces effluves écœuraient le jeune Sorcier, s'il était ici c'était qu'il pouvait s'en accommoder. Pourtant, il suffit d'une remarque de la part des Vampires pour que la dispute se déclenche. Ezeckyel sortit de son bureau, pas l'ombre d'un sourire sur son visage. Les crocs du Vampire frôlaient le bras tremblant du jeune garçon tendis que les autres le retenaient. Ce spectacle fit monter la colère jusqu'au nez du propriétaire. Tous se figèrent.

« Pas de ça ici, dégagez. Vous vous croyez où ? Vous êtes chez moi, vous connaissez mes règles et les principes de la Maison, alors disparaissez. »

Le Sorcier fut libéré sur le champ, ses bourreaux partirent un à un la queue entre les pattes. Ezeckyel n'était pas grand, ni particulièrement fort, mais il avait un sacré caractère ainsi qu'une réputation le précédant. Il n'avait pas besoin d'un regard noir pour se faire respecter, ni de faire une démonstration de force. Il avait de l'autorité, un nom et un passé allant de paire avec ; c'étaient ses seules armes...

Angleterre, fin XVIIIe siècle.

William Scott Kendall était l’aîné des six enfants de la famille Kendall. Modestes, pauvres selon les années, leur vie n'était pas tous les jours toute rose dans leur campagne anglaise. La ferme et les hectares environnants appartenait à leur famille depuis bon nombre de générations. Plus d'un enfant Kendall, au cours des siècles, tenta de s'extirper du cercle vicieux imposé par la société, faisant des paysans des condamnées à errer dans la plus basse des classes sociales à cause de leur seul arbre généalogique, sans succès. Soit ils revenaient, soit ils disparaissaient. Ils s'étaient donc fait à l'idée que cette ferme allait rester le berceau de leur famille pour encore bien des siècles à venir. Will ne fut jamais de cet avis. Il s'était juré d'avoir un destin grandiose, une vie de roi, de devenir Quelqu'un. Lorsqu'il s'en allait traire la vache, ramasser les œufs, il rêvait à son futur Manoir Londonien, près du parc Royal, où l'on l'appellerai « My Lord », il songeait au nombre de domestiques qu'il aura, au lieu où il fera bâtir sa maison de campagne, son chalet en montagne, sa future femme... Revenant à la dure réalité lorsque son mollet était becté par un poulet.
Ainsi allait la vie, jusqu'au jour où une lettre arriva entre les mains de William Senior. Une lettre de son frère disparu, parti à la quête de la fortune, à la quête de l'or dans le Far West. Il avait réussi ! Il avait changé de patronyme, préférant oublier la campagne de son passé au profit de l'avenir, et devint Mr. Marsden, nom de jeune fille de leur mère. Il avait son Empire fait d'or et de pétrole, et l'Etat du Wyoming sous sa botte. Il avait tout, il avait la fortune, les terres, le pouvoir, et il était mort. Le cachet du notaire aurait pourtant dû les mettre sur la voie. Ceci était le testament de cet oncle que Will n'avait jamais connu, et pourtant il l'aimait de tout son cœur pour cette somme au montant astronomique qu'il leur légua et signait la fin de la misère. La famille Kendall devint Marsden toute entière, le portefeuille aussi neuf que leur nom ; ils emménagèrent à Londres.

Will a 11 ans lorsqu'il développe ses premières capacités magiques. D'abord silencieux, il en usait pour jouer des tours, en bon garnement. Il rendait folle son professeur en faisant voler les crayons à travers la salle de classe, il agaçait sa mère en déplaçant la marmite pleine de soupe de la cuisine à la chambre parentale. Mais vint le jour où, excédé pour une raison certainement futile, comme le sont toutes les raisons pour lesquelles les gosses de rebellent, le garçon décida d'exploser la verrière du jardin, blessant ainsi trois de ses frères et sœurs. Désemparé, Will eut le sentiment d'être un monstre. Ses parents avouèrent enfin, après des années d'un secret si bien gardé, que cette famille que l'on avait condamnée à vivre en retrait des grandes villes l'avait été à cause de sa nature profonde ; ils étaient des Sorciers. Dotés de pouvoirs magiques, leurs ancêtres avaient été brûlés sur des bûchers avant d'être exilés, et leur nom entaché à jamais. La Ferme avait été leur île déserte. Aujourd'hui, ils s'en échappaient grâce à un nom qui n'était plus le leur. Ils espéraient une nouvelle vie, un nouveau départ, pour les prochaines générations. Mais Will n'écoutait plus ; il se détestait. Des pouvoirs ? La Magie ? C'était bon pour les grands titres des cirques, et les pseudonymes des monstres de foire. A ses yeux, il n'était pas de Sorcier qui soit Humain. C'était une race à part que l'Homme condamnait depuis toujours. Comment ses rêves de grandeur pourraient se réaliser au sein des sociétés humaines, si lui même n'en faisait pas partie ?...
Il fallut attendre ses 18 ans pour que Will se fasse une raison. Cette haine contre lui-même n'allait le mener à rien. Il accepta enfin sa nature de Sorcier, et vivait avec, quelque peu malgré lui. Il faisait comme tout le monde, il faisait de son mieux pour être aussi Normal que possible. Etudiant en Lettres, c'était un élève brillant. Il désirait devenir journaliste tout d'abord, puis une rencontre le fit s'ouvrir aux sciences. Il s'était toujours interdit d'accéder à la physique ou à la chimie, autant qu'aux sciences naturelles, qui ne faisaient que lui rappeler sa parfaite maîtrise de ces règles. Il appelait « Sciences » la magie, un monde dont il se méfiait. Pourtant, il s'allia à un groupe d'étudiants faisant des recherches sur la photographie, ou comment immortaliser la plus éphémère des choses : l'instant. Ce qui n'était qu'un hobby pour passer le temps devint vite une obsession ; Will se rendit compte qu'il s'agissait d'une des rares choses que la magie ne lui permettait pas de faire pour le moment. Immortaliser lui était impossible, pourquoi ?!
Vingt et un ans arrivèrent si vite. Les gens comme il faut, à cette époque, se mariaient à cet âge. Mais pas lui. Depuis toujours, Will était un bourreau des cœurs, incapable d'avoir une relation stable avec une demoiselle. A vrai dire, il s'en fichait bien. Les filles, c'était une option pour lui. Pour le moment, il se vouait aux recherches, à son obsession. Les moralisateurs l'ennuyaient lorsqu'on lui répétait que toutes les femmes « comme il faut » partent les premières, il qu'il valait mieux pour lui se lancer dans la chasse sous peine de finir seul. Mais le jeune homme ne voulait pas de tout cela. Pour lui, il était impensable qu'il jure un amour éternel à une femme qu'il connaissait à peine, à une inconnue. Puis dormir avec, lui faire des enfants, lui demander chaque soir quand le couvert sera prêt, et chaque soir demeurer dans le silence des détails d'une journée aussi ennuyeuse que la veille, faire semblant de se trouver le moindre point commun, à quoi bon ? Autant être heureux selon ses principes plutôt que malheureux pour des usages ridicules. Lui, à cet âge, il préférait faire la fête et découvrir le véritable sens du mot « vivre ». Certes, son existence était bouffée par les recherches, mais c'était ainsi qu'il aimait sa vie. Mais surtout, Will usait de la magie à tout va, pour obtenir ce qu'il désirait dans la seconde ; il avait dit adieu aux principes moraux inculqués par ses parents. Paresseux, obsessionnel, célibataire, fêtard ; il avait oublié son enfance à la Ferme, ses origines. Sa famille le jeta du domicile.
Errant dans la rue, un jour où, après quelques semaines en asile chez un ami lui ayant généreusement légué une chambre, il n'avait plus de toit, Will fit une mauvaise rencontre au croisement d'une ruelle sombre. Il se fit agresser par un Vampire ; nouveau petit Vampire, tout neuf, encore incontrôlable. Sa première rencontre avec le troisième type, pourrait-on dire, puisque jusqu'alors, jamais personne ne lui avait parlé de Vampires. Tout du moins, il avait lu des fictions à ce sujet, mais elles demeuraient des fictions pour lui. Leur véritable existence lui était inconnue. La révélation fut brutale. Bien heureusement, son heure n'était pas venue. Une jeune femme vint à son secours, une Sorcière, qui lui sauva la vie. Son nom était Katherine. Kathy, qu'elle disait. Autant dire que Will eut le coup de foudre. Elle aussi, en fait. Et c'est alors que débutèrent des années d'amour passionné... qui n'aboutirent à rien. Elle rêvait du mariage, des enfants, du pavillon de banlieue. Pas lui. Elle préféra le quitter au bout de trois ans. Il s'en remit en trois jours. Autant dire que la vie reprit son train habituel bien vite. Will fit toujours comme si cela ne l'affectait pas. Mais en réalité, tous, sauf lui, l'avaient vu se séparer de la femme de sa vie. Sa vie de célibataire endurci continua ; il les comparait toutes à Kathy, et aucune ne lui allait à la cheville. Il préféra se concentrer à nouveau sur les recherches. Ainsi, à 25 ans, ses collègues et lui, diplôme en poche, mirent enfin au point le procédé permettant de fixer l'image sur le papier. La victoire de sa vie qui en inspira bien d'autres, et cette technique ne cessa d'évoluer...
Ce chapitre de sa vie terminé, Will ne savait plus quoi faire de ses journées. Bien sûr, il travaillait dur ; il devait payer le loyer de son minuscule appartement au dessus d'une brasserie bruyante de White Chapel. Il y travaillait parfois la journée. Mais jamais la nuit ; le patron le lui interdisait. Sauf que, plus vous dites à une personne de ne pas penser à des éléphants, plus il pensera à des éléphants. La curiosité poussa Will a descendre les escaliers un soir, l'odeur lui donnait des haut-le-cœur, d'autant plus que la peur au sujet de la provenance de cette odeur lui nouait l'estomac. Par entre-bâillement de la porte, le jeune intrépide aperçut un étrange spectacle d'Hommes se donnant en pâture à une dizaine de Vampires, sans le moindre cri. Certains corps gisaient à différents coins de la pièce, certains respirant encore à peine, tous les autres entouraient ces êtres dans la plus plate des dévotions... Parmi les bourreaux, le patron. Will tomba en arrière et remonta les marches comme si le diable en personne lui courait après. Il ne quitta pas sa chambre des jours durant, tétanisé à l'idée de croiser le patron. Un vrai poltron. Finalement, sa peur se transforma en intérêt. Il retourna observer les Vampires deux ou trois fois... Cela lui inspira l'envie de se consacrer à la Magie...

Londres, XIXe siècle.

En 1830, Will a 30 ans. Il possède tout ce que peux désirer un homme : de l'argent à foison, un Manoir Londonien, près du parc Royal, où on l'appelle « My Lord », il possède un bon nombre de domestiques, il fit bâtir sa maison de campagne en France, son chalet en montagne, et même une cabane en Espagne. Tout cela fut obtenu à l'aide de la Magie. Il avait réalisé son rêve d'enfance, il avait tenu la promesse qu'il s'était fait. En effet, c'était un être corrompu. Au final, une seule chose l'effrayait réellement ; il tremblait à l'idée que le charme cesse, que la Magie ne fasse plus effet, que tout disparaisse, que tout s'arrête... Il se disait que, de son vivant, personne ne pourrait lui ôter ses biens. De son vivant, oui, il était intouchable, il se sentait tout puissant. Mais qu'allait-il advenir une fois qu'il ne sera plus de ce monde ? Quand son corps reposera sous terre, mais trop pourri de l'intérieur pour intéresser le moindre vers, quand son âme arrivera sur la balance aux douanes du paradis, et qu'on lui dira de faire demi-tour, quand il errera tel un fantôme entre les ruines de son domaine, à quoi tous ces biens lui serviront-ils ? Il perdra tout, il le savait, et il s'y refusait. La solution ? Faire de cette vie l'instant éternisé...
William décida de troquer son âme contre la vie éternelle. Ses pouvoirs lui avaient déjà tout offert, il ne désirait plus rien, si ce n'est vivre ainsi pour toujours. Et ce « pour toujours » signifiait qu'il devait lui aussi faire partie du décor. Mourir n'était plus une option. Il devint alors un Sorcier sans âme, mais au moins, il avait l'éternité devant lui...
Mais avait-il seulement penser qu'il n'y avait pas que la mort pour le séparer de sa vie ? Non, il n'avait pas pensé à tout, et certainement pas aux lois de la nature qui finiraient, un jour ou l'autre, par lui faire payer l'affront qu'il leur faisait. C'est ainsi que, quatre ans plus tard, le Palais de Westminster prit feu, ainsi que quelques bâtiments aux alentours, dont le Manoir de Will. Il échappa de justesse aux flammes qui emportaient ses rêves, les lustres, les sofas, les tableaux et les tapis. Et si seulement c'étaient les seules choses qui lui étaient arrachées ! De l'autre côté du Palais, à quelques centaines de mètres de l'incendie, le brasier s'attaqua aux habitations, dont celle des Marsden. Sa famille quitta ce monde, emportée dans les hauteurs par la fumée grise qui envahissait l'air ; tous moururent. C'était là son véritable prix à payer pour pouvoir vivre éternellement ; renoncer à tous les êtres chers restés éphémères afin de devenir une carcasse sans plus d'attaches mortelles, capable de survoler les siècles sans pleurer une famille qui s'éteindrait peu à peu. Un cadeau empoisonné de la part d'un destin bien cruel. Il espéra des mois durant un signe de vie de la part d'un quelconque survivant de cet incendie, un frère, une sœur, n'importe qui ! Il ne pouvait pas être le seul à ne pas avoir répondu présent à ce repas de famille, se disait-il en se frappant la tête contre les murs. Et pourtant, rien. Will se sentit coupable d'une telle tragédie, encore le seul sentiment qu'il était capable d'éprouver sans âme. Et dire que tout était de sa faute... Comment avait-il pu se laisser corrompre à ce point ? Détruit, il renonça à tout ce que sa folie lui avait fait désirer, ne gardant que la culpabilité qui lui fit fuir l'Angleterre. Il partit pour l'Amérique, en espérant être épargné par la rancœur que les américains pourraient encore éprouver depuis la guerre d'Indépendance.

Amérique, XXe siècle.

La nouvelle vie de Will changeait du tout au tout de l'ancienne. Il retrouva le train de vie de son enfance, se faisant héberger par un couple de retraités et engagé par eux comme aide à la Ferme. Ici, il n'était personne. Puis l'hôte devint propriétaire à la mort du couple. Menant sa vie comme n'importe qui, il devint Maire de son village à 50 ans. Au bout d'une dizaine d'années, son visage commença à le trahir. Il réalisa que sa vie ne sera jamais aussi facile qu'il avait voulu le croire ; après tout, le temps passe. Ceux qui vieillissent sont les premiers à remarquer les visages qui ne changent pas. Will vit qu'il était donc temps pour lui de s'en aller. Il dût user de stratagèmes pour se faire porter disparu. Et une fois considéré comme mort et enterré, il dût changer de nom. Ainsi, pour chaque vie qu'il mena, Will se trouva un nouveau prénom et se faisait passer pour le fils du précédent. Alors il se nomma Steven, James, Jack, Henry, Jules, Michael... Il fut écrivain, valet, tueur à gages, professeur... Il parcourut des dizaines de fois les Etats-Unis, en long, en large, en travers. Autant de vies qui l'ennuyaient et ne le menaient à rien. Il n'était qu'une carcasse errante en réalité : sans âme, il ne s'attachait à rien ni à personne, il survolait les siècles en se foutant de tout. Il passait à côté de sa vie, et cela ne lui faisait ni chaud, ni froid.