Beaucoup de mères estiment avoir de la chance si elles venaient à avoir des jumeaux. Alors que dire de ma mère et des trois enfants qu'elle mit au monde le même soir? Toute la clinique Londonienne était en émoi, ce n'est pas tous les jours que l'on assiste à la naissance de triplés. C'est ce soir là que je suis né. Je fus le dernier à voir le jour; avant moi, une sœur et un frère avaient déjà poussé leur premier cri. Mais je ne devais pas avoir de frère. Il mourut dans la nuit. Car dans le ventre maternel, c'est la loi du plus fort qui règne, et ce fils était le plus faible. N'est-ce pas une chose compliquée que de savoir que votre frère est mort par votre faute, parce que vous preniez plus de place que lui, que vous vous accapariez sa nourriture? Tout cela afin de vivre, à ses dépends.
Longtemps, Alyce, ma sœur, et moi, nous y pensions. Et comme nous avions été tous deux habitués à vivre avec un troisième être constamment à nos côtés, le vide de cette présence se fit longtemps ressentir pour nous; nous étions comme les pièces d'un puzzle qui ne sera jamais entièrement reconstitué. C'était étrange, et personne ne comprenait cette sensation, mais tant que nous nous comprenions entre nous, les autres pouvaient aller se faire voir.
Nous avions ces habitudes de jumeaux, comme mettre des vêtements de même couleur, finir la phrase de l'autre, et pleurer quand l'autre se faisait mal. En outre, notre enfance fut tout à fat normale; banale même. Nous étions bien élevés, nous allions à l'école, nous étions bon élèves.

Sans le savoir, je baigne dans la magie depuis toujours. Je dois cela à mon père; mon vrai père, celui que ma mère a perdu de vue après être tombée enceinte. Puis elle s'est mariée à un autre qui fut le seul « papa » que j'ai connu. L'autre, je ne l'ai jamais vu. Ma mère ne savait pas qu'il était sorcier. Et de fait, elle ne pouvait pas se douter que ma sœur et moi étions liés au monde magique. Un monde qui n'existe pas à ses yeux. Mais nous non plus, nous ne pouvions pas nous en douter. Alors quand nous nous sommes mis à voir des personnes, parfois, qui volaient sur des balais en fendant le ciel, des lieux aux noms étranges indiqués sur aucune carte, un bus violet roulant à toute vitesse entre les voitures, mais de tout cela personne d'autre ne le voyait, Alyce et moi avons été pris pour fous. Alyce, bien plus que moi, savait que tout cela était réel, bien réel. Parce qu'elle est une sorcière, et moi pas. Elle s'est mise à faire des tours vers l'âge de dix ans, et quand elle s'en vantait tout le monde la croyait cinglée. Elle commença a faire peur à notre mère, et à 14 ans elle fut envoyée deux semaines dans ce lieu rempli de vrais fous, bien plus que ne l'était Alyce, et dans lequel je devais faire un séjour à mon tour quelques mois plus tard.
Après cette leçon, Alyce apprit à se taire, et moi à ne plus rien voir. On avait réussi à m'enfoncer dans le crâne l'idée que la relation fusionnelle que j'entretenais avec ma folle d jumelle m'emportait dans son délire. En gros, que j'étais aussi cinglé qu'elle. Alors on nous bourra de médicaments divers et variés visant à réduire nos « hallucinations ».

Alyce partit l'année suivante, en septembre, nous croyions tous à une fugue. Je pensais qu'elle allait revenir, un jour où l'autre. Qu'elle ne pouvait pas m'abandonner comme ça, me laisser seul. Pourtant, elle ne revint que de longs mois plus tard, vers juillet. Radieuse, heureuse, changée. Elle m'expliqua qu'elle avait intégré un endroit spécial, un endroit magique, une école pour les gens comme elle -comme moi aussi, mais que je ne pouvais pas y aller parce que je n'avais pas de pouvoirs- et moi je la croyais repartie dans un délire, bien pire qu'avant. Quelque part, je savais qu'elle disait la vérité. Mais la peur que cela se sache, et de me retrouver à nouveau parmi les fous, drogué à coups de médicaments, me faisait refuser cette vérité. Alyce repartit le septembre suivant, et je me retrouvais à nouveau seul avec mes parents. Cela dura des années, et toujours ma sœur tenait le même discours que je n'écoutais plus. Alyce était devenu un fantôme pour moi. Notre relation était brisée, et j'évoluais de mon côté.

J'étudiais comme un bon élève, je m'intéressais à l'art. On disait que j'avais énormément d'imagination. Mes bourreaux disaient aux qu'il n'y avait que ma folie pour expliquer mon imagination. Ce n'était pas faux. Mais peu à peu, ces remarques me firent déprimer. Je devenais ce genre de garçon triste qui reste au fond de la salle, tout de noir vêtu, incompris et silencieux comme la mort. Je désespérais parents et professeurs avec cette attitude. Et comme tous bon parents qui veulent bien faire, pour m'aider, il ont empiré les choses. Ils m'envoyèrent chez un psy qui confirma le fait que j'avais un grain. Et rebelote la ribambelle de médicaments, anti-psychotiques, antidépresseurs...

Ma mère nous quitta dans un accident de voiture. Mon père était sous le choc, alors il n'en avait plus grand chose à faire de moi. Il m'avoua même ne pas être mon vrai père, et qu'il ne voulait plus m'avoir comme fardeau. Alors ni une, ni deux, je fis mes valises.
Je partis en France tout d'abord, afin d'y continuer mes études littéraires. Après tout, moi et mon « imagination débordante » n'étions bons qu'à ça; écrire. C'était là dessus que je basais un avenir incertain. J'avais apprit un tas de langues par passion. Le Français, l'Espagnol, l'Allemand, le Russe. Finalement je m'en servais pour gagner ma vie et devenais traducteur pour une maison d'édition. J'avais de quoi vivre comme il faut grâce à ça. J'écrivais aussi quelques nouvelles que je faisais publier chez l'éditeur pour lequel je bossais. Écrire me permettait de m'alléger le cœur, alors j'y passait la plupart de mon temps. J'évitais d'avoir une vie sociale.
Deux années passèrent, et je retournais au pays. Londres me manquait. J'ai rencontré Anna, j'en suis tombé amoureux. Je crois que c'était la première fois que ce sentiment m'animait. Pour elle, je suis allé en Allemagne où nous nous sommes installés. Inspiré par notre histoire, j'ai écrit mon premier roman. Ce projet mit fin à notre relation avant son réel commencement; Anna disait que je passais plus de temps à écrire qu'à être avec elle, que je la trompais avec une fiction. Je mis quelques mois à m'en remettre mais n'étant pas du genre à m'apitoyer sur le passé, je me suis relevé relativement vite. Alors ma vie prit un rythme que moi-même j'eus du mal à suivre. Car pour la première fois, j'ai eu une vie sociale, et pas des moindres. Je sortais beaucoup, je buvais beaucoup aussi, je m'amusais comme jamais en vingt ans. Mon livre en pâtit et fut moins bon; à sa sortie il ne connut pas de succès. Immédiatement, je retentais ma chance et débutais un nouveau manuscrit; je ne me laissais pas abattre.

Un faire part de mariage me fit rentrer en Angleterre, une fois encore. Ma soeur se mariait. Je ne pût pas m'empêcher d'être jaloux de cet homme que je ne connaissais pas et qui semblait me remplacer auprès d'Alyce. Je ne l'aime toujours pas. Mais il m'intrigue. Il est le seul à ne pas nous croire, ma soeur et moi, fous. Finalement, je décidais de ne penser qu'au bonheur d'Alyce. Et le sourire qu'elle arborait quand elle était avec lui me prouvait qu'elle l'était. Alors que pouvais-je y faire? Être jaloux comme un enfant? Non, ça suffisait. Si elle l'aime, je devrais finir par bien l'aime, un beau jour. Peut-être...
Je restais finalement en Angleterre cette fois. Je terminais d'écrire mon livre, et celui-ci remporta un certain succès. Cela me rendit le sourire et une bonne partie de ma joie de vivre perdue depuis longtemps. En voyant encore, parfois, toutes ces choses étranges que j'avais ignorées toutes ces années, je savais que mes histoires ne sortaient pas totalement de mon imagination, ni d'un trouble mental. Tout était basé sur ce que je voyais. Parfois, j'en cherchais la preuve de leur existence. Durant des vacances en Ecosse, où je passais un après-midi entre les livres de légendes locales à la recherche de ces preuves, je tombais sur un récit qui narrait le destin funeste de trois sorciers nés du même soir, certes puissants, mais qui ne leur fera pas échapper à une mort atroce durant une guerre magique. A vouloir prouver mes hypothèses et l'aspect véridique de mes livres, je passais à nouveau pour un allumé. Mais je notais que cela augmentait ma notoriété, et donc la vente de bouquins. Je joue dessus, je m'en amuse.

Il y a un mois, je suis parti faire le tour de l'Europe de l'Est. Les légendes sur les vampires y sont nées, et je m'intéressais de près à ces êtres. Si la magie existait, pourquoi pas eux? Ils pourraient même devenir une preuve de plus quant-à l'existence d'un monde que nous ne voyons pas... J'en suis revenu des idées plein la tête, la valise pleine de livres, et d'ail, ainsi qu'un début de manuscrit. Ma vie actuelle se résume à travailler dessus, à ne rien faire d'autre. Ma soeur pense que cela m'obsède, me bouffe la vie. Peut-être a-t-elle raison. Cette histoire me fait devenir quelqu'un d'autre. Est-ce une folie bien réelle qui pointerait le bout de son nez? ...

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